07.03.2014

Télévision : quand le statu quo met en péril la marque média

Author: Brice Le Blévennec

Malgré des records d’audience toujours plus flatteurs pour les diffuseurs de programmes sportifs, les commentateurs eux, sont soumis à de vives critiques, notamment sur le web. Un métier exigeant où le téléspectateur attend d’un commentateur qu’il soit sérieux mais pas coincé, neutre mais chauvin, engagé mais pas critique, spécialiste mais grand public. À l’heure d’un monde temps réel où la valeur de la marque s’évalue au travers de l’expérience qu’elle propose, quels enseignements retenir de la pâle copie rendue par France Télévisions à l’occasion des Jeux Olympiques de Sotchi ?

 

Assez friand, je l’avoue, de “anchorman-bashing” sur Twitter, les Jeux Olympiques de Sotchi ont été particulièrement généreux avec moi. Du moins, assez pour que l’envie me prenne d’écrire sur le sujet. Car après avoir vu passer plusieurs papiers dans les médias français (décriant pour certains le sexisme des équipes de France Télévisions Sports, pour d’autres l’intolérance du spectateur), j’ai découvert qu’outre-Atlantique, le NBC-bashing connaissait un engouement total. Pour preuve, et si l’on en croit Slate, « le hashtag #NBCfail refait surface tous les deux ans sur Twitter. Cette année, il est remonté dans les “trending topics” du site de microblogging dès la cérémonie d’ouverture ».

 

 

Une pratique tout à fait intéressante, car là où la Social TV devrait permettre aux diffuseurs de redorer leur blason, le second écran se trouve aujourd’hui être l’accélérateur d’un malaise allant même jusqu’à desservir la chaîne de télé. Aussi, de vrais enseignements sont à tirer sur ce que les chaînes TV offrent aujourd’hui à leurs audiences respectives. En Australie par exemple, non-contents des commentaires proposés par la chaine qui retransmettait les JO, des internautes, et par ailleurs anciens champions sportifs, ont décidé de proposer leurs propres commentaires disponibles sur internet pour substituer ceux de la télévision. Un signe fort qui illustre parfaitement qu’en 2014, le monopole de la diffusion est indépendant du monopole de l’attention (n’en déplaise à France Télévisions). Comme en Australie, des alternatives se créent au détriment des chaînes. Ce n’est pas une illusion, cela existe déjà et se répandra partout où les chaînes auront décidé d’être statiques.

 

Assumer d’être une marque, et agir comme telle

Quelques jours après le début des Olympiades d’hiver, le média canadien The Globe And Mail révélait qu’un couple de fans des JO habitant Los Angeles était allé jusqu’à payer pour utiliser une adresse IP à l’étranger pour suivre les Jeux de Sotchi sur la chaîne canadienne CBC et ainsi ne plus subir les commentaires américains. Un cas qui semble extrême mais qui montre toutefois ce qu’un spectateur déçu est prêt à faire pour vivre une expérience télévisée de qualité.

Si la majorité des programmes ont déjà compris l’importance d’un hashtag officiel pour s’immiscer dans les conversations des internautes, le cas de France Télévisions se montre relativement fascinant quant au détournement que les utilisateurs de Twitter en ont fait. Là où le hashtag officiel permet habituellement aux internautes de commenter le contenu du programme, celui proposé par France Télévisions est rapidement devenu un mot clé référent pour engager des critiques à l’égard de la chaîne publique.

 

 

C’est aussi ça la Social TV : l’internaute ne juge pas seulement le contenu, il juge la chaine qui le lui propose ! La preuve que le spectateur souhaite bien plus que regarder ou interagir, il veut vivre une relation forte avec la chaîne. Cette levée de foules démontre toute l’importance que les téléspectateurs donnent aux journalistes, à leur rôle et à leurs commentaires. Ce sont eux qui constituent la valeur-ajoutée de la marque. Sans cette valeur-ajoutée, France Télévisions ne deviendra rien d’autre qu’un tuyau : une entité froide et impersonnelle.

Pour ne pas sombrer, les chaînes de télévision doivent enfin admettre qu’elles sont des marques à part entière. Comme toutes les marques, elles ont des consommateurs dont les attentes évoluent et qui sont prêts à zapper à la moindre insatisfaction.

 

Bricoler c’est bien, innover c’est mieux. 

La diffusion d’événements sportifs est un succès assuré pour les chaînes. Ces rendez-vous sont attendus par des millions de téléspectateurs et la marque média le sait parfaitement. Et pourtant qu’avons-nous ?

Une duplication du programme sur smartphone / tablette et, dans le meilleur des cas, des ralentis et des statistiques. Rien d’innovant et rien qui ne puisse réellement donner envie au consommateur de rester au contact de la marque. Ces bouts de dispositifs ne sont rien d’autre que du bricolage destiné à remplir des communiqués de presse. En définitive, l’expérience demeure faible : rapidement imaginée, rapidement mise en place, et a fortiori, rapidement vécue par le consommateur.

Il est grand temps de s’engager dans les interstices d’opportunités et de faire vivre des expériences nouvelles aux consommateurs. Les usages existent, les attentes sont bien réelles et si les chaines n’exploitent pas ces possibilités alors c’est qu’elles acceptent de voir leurs audiences se fragmenter. Une mort assumée et consentante.

Dans un récent billet sur les objets connectés, Alexis expliquait son étonnement devant des marques encore en phase d’expérimentation quand leurs concurrents eux, étaient rachetés 3Md$ trois jours plus tard. Tout comme dans l’internet de objets, la Social TV n’est plus en phase d’expérimentation. L’économie dans laquelle nous vivons est aujourd’hui digitale et industrielle. Les processus de décision s’accélèrent, le reste se résume à : « Experiment. Fail. Learn. Repeat ». Tant pis pour les frileux. 

 

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Tout un marché à éduquer

Dans un article du 17 février 2014, un journaliste du Nouvel Obs décidait de se faire l’avocat du diable et de défendre les commentateurs de France Télévisions : « 200 heures de direct en deux semaines pour les Jeux Olympiques de Sotchi. C’est ce qu’a prévu de diffuser France Télévisions. Une charge dont ne semblent pas être conscients la plupart des spectateurs ». Le plus gênant dans tout cela, c’est que l’on en viendrait presque à demander au téléspectateur de se contenter de ce qu’il a. Le monde ne fonctionne pas ainsi, le consommateur n’est pas un être empathique. En choisissant France Télévisions pour regarder les JO, le spectateur a des attentes sur l’expérience que va lui faire vivre la marque média.

De fait, les programmes doivent désormais être conçus en même temps que le dispositif qui l’entoure. Une incompréhension (ou méconnaissance) des chaînes au sujet du digital qui s’illustre parfaitement par la réponse du Directeur Général Adjoint en charge des sports sur France Télévisions, Daniel Bilalian qui se félicitait de l’audience accumulée sur la période des jeux et s’abstenant de commenter les tweets :

« Je vous renouvelle notre décision de ne répondre sur aucuns réseaux sociaux et média [sic]. Notre seule réponse, c’est le succès de l’audience qui jour après jour vient saluer notre travail ».

Loin d’être isolé, cette déclaration montre toute la difficulté des diffuseurs à penser les programmes dans leur globalité et à créer des expériences fortes autour d’eux. La pensée en silos reste dominante et le digital continue d’être perçu comme est un tuyau supplémentaire. Le réveil risque d’être difficile.

 

Bien que ce billet s’appuie très largement sur l’exemple de France Télévisions, la critique des commentaires est un mouvement global qui demande que l’on prenne conscience de la fragmentation des audiences. C’est un enjeu urgent qui demande de conduire le changement dans les mentalités et les organisations. Car ne l’oublions pas, le consommateur est et restera toujours le dernier juge de l’expérience qu’on lui propose. La seule question qui demeure, est de savoir si l’on est prêts ou non, à innover et accepter le progrès. 

 

 

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Romain Dehaudt

Channel Planner d’Emakina.FR

 

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