10/27/2011

Ce que Steve Jobs avait compris

Author: Manuel Diaz

Pour le poète la Terre est bleue comme une orange. Pour le technophile, le monde a la forme d’une pomme d’un gris chromé autour de laquelle gravitent les autres composantes de la galaxie numérique…

Du moins, c’est ainsi que l’univers de l’informatique semblait tourner jusqu’à l’annonce de la démission de Steve Jobs de son poste de patron d’Apple alors qu’il était déjà très affaibli par la maladie. Décrit comme un génie qui a su révolutionner la manière de penser et de vivre l’informatique, Steve Jobs, dont la biographie vient de sortir aux Etats-Unis, semble indéfectiblement associé à la marque qu’il avait créée à la fin des années 1970.

Mais après son départ d’Apple puis sa disparition, la véritable problématique se trouve davantage dans la réciproque à cette affirmation : La vie d’Apple est-elle inexorablement liée à la présence de Steve Jobs à la tête de l’entreprise ? La question taraude le milieu : la révolution autour de la planète Apple peut-elle continuer sans et après Steve Jobs ? Va-t-on devoir entièrement repenser la théorie de l’Apple-centrisme ? Si l’on se fie à l’épisode des années 1990, on peut penser que oui car l’on a vite fait d’associer la traversée du désert qu’a connue Apple après le départ de son fondateur en 1985. Pourtant, si Steve Jobs était Apple, Apple, de son côté, n’est pas que Steve Jobs.

On a beaucoup parlé du « personal branding » autour du fondateur d’Apple, souvent dépeint comme un dieu mythique, naturellement érigé en icône… le prenant ainsi pour ce qu’il n’était pas. Steve Jobs n’était qu’un disciple -le plus prosélyte, peut-être -de la religion prêchée par Apple. Il n’était qu’un membre -le plus éminent, peut-être -de la fameuse « communauté » Apple. La réalité, c’est qu’Apple est aujourd’hui fédéré non pas seulement autour d’un homme et de son parcours entrepreneurial, mais qu’il l’est aussi autour d’une culture de marque que Steve Jobs n’a jamais voulu incarner à lui seul, trop conscient qu’il était sans doute des risques liés à la personnification de l’entreprise et de l’inexorable finitude qui nous guette. Il ne fait alors presque aucun doute qu’Apple continuera de graviter sans lui. Et le marketing déployé par Apple depuis de nombreuses années y est pour beaucoup. Car il existe dans ce marketing, aussi mystérieux qu’astucieux, des ficelles qu’il ne faudrait pas oublier -à commencer par la ficelle communautaire.

Le marketing d’Apple, ce n’est pas tant le « personal branding » que le « consumer branding ». Pour Apple, l’essence de la marque, c’est nous – nous, nos habitudes, nos attentes. Apple n’a jamais cessé de proposer des expériences en totale adéquation avec les besoins du grand public… Un ordinateur qui s’allume en un clic, un appareil électronique qui reste esthétique et ergonomique, un boîtier qui tient dans la poche et qui permet de stocker des milliers de titres… C’est ainsi qu’Apple a créé sa « communauté » qu’il n’a cessé d’animer et de captiver… C’est le cercle vertueux du « consumer branding » : mis au coeur de la stratégie de marque, le client place à son tour la marque au coeur de ses centres d’intérêt.

Ce défi, relevé par Apple depuis de nombreuses années déjà, c’est le pari auquel sont aujourd’hui confrontées toutes les entreprises à l’heure où le succès d’un concept ne tient pas tant à son inventeur qu’à ceux qui y adhèrent… Avec les espaces et les flux digitaux, qui sont autant d’espaces d’interaction avec le public, l’individu et la communauté à laquelle il appartient sont devenus prescripteurs. A l’heure où plus d’une personne sur deux se dit épuisée par la publicité et pourrait bientôt décider d’y devenir hermétique, il est nécessaire pour les entreprises de « faire entendre » leur marque. Communiquer, c’est aussi savoir se taire ou ne parler qu’à certains moments et dans certains endroits pour être entendu par qui doit vous entendre. Communiquer, ce n’est pas seulement parler soi-même, c’est aussi réussir à faire que les autres parlent de vous. Les stratégies de communication de l’intrusion doivent donc laisser place à des stratégies de communication de l’attention… Une attention portée à des consommateurs et à leurs centres d’intérêt – dont on a aujourd’hui une idée très claire grâce à l’ouverture des données – pour qu’à leur tour, ils tournent leur attention vers vous. C’est ce qu’avait réussi à faire « Steve » pour que l’entreprise continue même après son « grand départ ».

Tribune également parue dans Les Echos  du 26 Octobre 2011

gallery image